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AXEL KAHN
Et le bien dans tout ça?

"Selon cette analyse, la définition du bien devient l’ensemble de ce qui prend en compte la valeur de l’autre alors que le mal est défini par ce qui la nie, qui attente à sa sécurité, à son épanouissement et à sa dignité. Le concept de dignité est en réalité d’une extrême complexité dont je m’efforce de rendre compte plus loin ; je l’entends ici seulement dans le sens de l’image que quiconque doit avoir de lui-même."

"J’appelle ici dignité la qualité au nom de laquelle une communauté humaine se fixe le devoir de respecter les êtres, y compris ceux qui sont dans l’incapacité de réclamer leurs droits. La dignité conférée à un humain n’implique pas de devoir, sauf celui de respecter la dignité d’autrui puisque, selon le principe de réciprocité qui fonde ma vision morale, elle ne peut être distinguée de la sienne propre."

"La diversité humaine n’est donc facteur d’enrichissement mutuel que si elle est associée à l’échange. L’uniformité a le même effet que le repli sur soi : dans les deux cas, le dialogue est stérilisé et la civilisation dépérit. "

MELANIE KLEIN
Deuil et dépression

"Le renforcement des sentiments de persécution dans le deuil est d'autant plus douloureux que les relations amicales, qui pourraient être si secourables dans ces circonstances, sont interdites du fait d'un accroissement de l'ambivalence et de la méfiance.
La douleur ressentie au cours du lent processus par lequel la réalité est mise à l'épreuve dans le travail du deuil semble donc provenir en partie de la necessité de renouer, certes, des liens avec le monde extérieur et de revivre ainsi sans cesse la perte éprouvée, mais aussi, et grâce à cela, de reconstruire anxieusement le monde intérieur que l'on sent menacé de déchéance et d'effondrement. Tout comme le jeune enfant qui traverse la position dépressive s'efforce péniblement, dans son inconscient, d'établir et d'intégrer son monde intérieur, la personne en deuil doit réétablir et réintégrer le sien à grand-peine."

VICTOR KLEMPERER
LTI, la langue du IIIè Reich

"Toutefois, le summum de la rhétorique nazie, et ce qu'elle a de plus caractéristique, ne réside pas dans une telle comptabilité séparée pour hommes cultivés et hommes incultes, ni dans le simple fait qu'on impressionne la foule avec quelques bribes d'érudition. La performance proprement dite, et, là, Goebbels est un maître inégalé, consiste à mélanger sans scrupules des éléments stylistiques hétérogènes - non, mélanger n'est pas le mot juste -, à sauter brutalement d'un extrême à l'autre, de l'érudit au rustaud, de la sobriété au ton du prédicateur, du froidement rationnel à la sentimentalité des larmes virilement retenues, de la simplicité à la manière de Fontane ou de la muflerie berlinoise au pathos du soldat de Dieu et du prophète. C'est comme une irritation de la peau sous l'effet alternatif d'une douche froide et d'une douche brûlante, tout aussi physiquement efficace; le sentiment de l'auditeur (et le public de Goebbels est toujours auditeur, même lorsqu'il lit les articles de journaux du Docteur), le sentiment n'est jamais en repos, il est en permanence attiré et repoussé, repoussé et attiré, et l'esprit critique n'a plus le temps de reprendre son souffle."


"Pour Klemperer, comme pour la majorité des intellectuels juifs d'Europe moyenne et occidentale de l'entre-deux-guerres, le sionisme et la perspective d'une résolution de la prétendue question juive via l'étatisation et la nationalisation des Juifs se présente comme une lubie essentiellement portée par cette sorte d' « obscurcissement » abattu sur le monde qui a donné naissance au nazisme. Plaçant son existence sous le signe de la profession de foi universaliste : « J'aimerais bien me fondre dans le général et suivre le grand courant de la vie ! », il note dans son journal, dès 1933 : « La chose la plus lamentable entre toutes, c'est que je sois obligé de m'occuper constamment de cette folie qu'est la différence de race entre Aryens et Sémites, que je sois toujours obligé de considérer tout cet épouvantable obscurcissement et asservissement de l'Allemagne du seul point de vue de ce qui est juif. Cela m'apparaît comme une victoire que l'hitlérisme aurait remportée sur moi personnellement. Je ne veux pas la lui concéder. »
Ce n'est pas la moindre des actualités du livre de Klemperer qui vient poindre dans cette remarque : il s'y présente, certes, comme celui qui « a raison » contre le troisième Reich qui l'opprime parce qu'il incarne la ténacité de la raison contre la cristallisation de la déraison en puissance tyrannique. Mais il y apparaît aussi par avance comme la conscience critique d'un monde d'après Auschwitz établi dans le confort sournois d'une « réparation » de l'outrage fait aux Juifs en forme d'institution d'un bloc de puissance juive installé comme un vigile de l'Occident au cœur du monde arabe.
Klemperer nous exhorte à ne pas plier devant l'injonction à voir le principe rationnel de l'histoire à l'œuvre dans le déploiement de la puissance réelle et à redresser sans relâche les énoncés lancinants qui se rattachent cette situation. Comme manuel de survie intellectuelle contre la tyrannie, LTI est une méditation sur l'illusion d'éternité dont se bercent les oppresseurs, les imposteurs et et les importants qui leur font cortège. En cela, loin d'être seulement un irremplaçable « document » sur nazisme, il nous parvient aussi comme un mode d'emploi critique de notre présent."
Alain Brossat

JULIA KRISTEVA
Etrangers à nous-mêmes

Ne pas" intégrer" l'étranger, mais respecter son désir de vivre différent, qui rejoint notre droit à la singularité, cette ultime conséquence des droits et des devoirs humains.


JEAN-JACQUES KUPIEC
Et si le vivant était anarchique

"Un corps vivant n’est pas un tout centralisé dans lequel chaque partie est dévouée à son bon fonctionnement. C’est une communauté cellulaire autogérée qui résulte des interactions entre ses parties et le milieu intérieur. Les cellules ne sont pas là pour former l’organisme. Elles vivent pour elles-mêmes, et sont en même temps amenées à coopérer du fait des contraintes imposées par le milieu intérieur. Elles ne se différencient pas sur instruction du génome, mais spontanément par variations aléatoires collectivement régulées au sein de la société cellulaire. Cette théorie élargit le champ d’application du darwinisme : la variabilité est la propriété première du vivant, y compris dans le milieu intérieur, et la lignée généalogique son entité première. L’ontogenèse et la phylogenèse ne sont pas deux phénomènes distincts, mais deux aspects d’un seul et même phénomène de propagation du vivant."

" La cellule exprime au hasard différentes combinaisons de gènes jusqu’à ce qu’elle « trouve » celle correspondant au nouveau type cellulaire qui lui permet d’interagir avec son milieu intérieur et de se stabiliser."


"Le protiste eucaryote Dictyostelium discoïdeum vit alternativement comme amibe unicellulaire ou comme petit champignon multicellulaire, selon que l’environnement est riche ou pauvre en nutriments. Dans ce dernier cas, les amibes forment un champignon composé de deux sortes de cellules, dont l’une génère des spores qui, à leur tour, génèrent de nouvelles amibes lorsque l’environnement redevient favorable, alors que l’autre forme le « pied » du champignon. Qui est l’individu dans ce cycle : l’amibe unicellulaire ou le champignon multicellulaire ? Les deux sont des unités fonctionnelles et morphologiques. Où commence et où finit ce processus ? Nous avons affaire à un cycle continu, alternant des phases unicellulaires et multicellulaires, qui se poursuit indéfiniment en fonction des conditions environnementales et qui n’a ni début ni fin précis. Nous continuons à employer le terme « cycle », couramment utilisé en biologie, mais, à strictement parler, il est devenu impropre dans le cadre de la théorie de l’ontophylogenèse car il porte l’idée d’une répétition à l’identique alors qu’il y a toujours variation, d’une manière ou d’une autre. "

"De la même manière, dans le cadre de l’ontophylogenèse, l’organisme individuel tombe de son piédestal. Il n’est plus la finalité d’une ontogenèse objective qui ferait de lui l’entité première du vivant. Il n’est qu’une phase des cycles cellulaires et multicellulaires qui font les lignées généalogiques. Le « développement embryonnaire » n’est qu’un segment répété et variable que nous abstrayons de la lignée généalogique."